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Puisque l’événement : Le sentiment d’étrangeté dans les films de Claire Angelini

Je me souviens que, jeune conscrit, je n’arrivais pas à faire marcher la troupe au pas. Mon esprit s’y refusait. On retrouvait mes hommes aux quatre coins de la place d’armes. J’ai toujours ressenti une intense jubilation devant la désynchronisation. Comme une présomption qui renonce à elle-même et se libère de l’illusion rationnelle, une vanité qui s’allège et dont l’absence soudaine ouvre l’esprit à l’air vif des dehors. Le vrai de vrai écho du monde-là.
C’est un tel sentiment d’étrangeté que je trouve dans les films de Claire Angelini. Prenons « Un gigantesque retournement de la terre ». A l’écran, le silence d’une parole retenue. Qui parvient à se frayer un chemin jusqu’à nous comme depuis l’entassement des décombres. Parole de témoin. Qui évoque, par petites touches successives, son drame personnel à l’intérieur du drame historique. Par réouverture de l’oubli. Qui exhume, à travers l’épaisseur du temps : ici le son du bombardement la nuit, là le bétail affolé, blessé dans la bataille. Le regard laisse flotter devant lui une image invisible dont lui seul, le témoin, aperçoit encore les contours diffus. Les scènes de ce passé catastrophique sont là : elles s’immiscent dans le présent, la fureur de l’événement fait retour dans le calme flux de ce que l’on devient, de ce que l’on est devenu. Le vieil homme se souvient : il peut dire la fuite à travers les champs qui explosent et les villages qui s’effondrent. Il s’arrête à nouveau : comment faire récit, comment raccorder l’image de l’expérience passée, et ce fracas par tout le corps, à cette langueur philosophique du présent qui se mêle au rythme obstiné d’une vieille horloge comtoise ? Ce n’est pas que la langue hésite. Elle essaie. Elle parle par silences interloqués. Elle fraye des chemins nocturnes. Des chemins de retour. Finalement c’est de la mère dont il parle, sa propre mère, blessée elle aussi, et dont le souvenir n’a pu se formuler qu’à la suite de tous les autres ; quand tout le reste a été dit. Parce ce qu’on n’approche d’un passé trop vif que par cercles concentriques. Et tout à coup c’est là : cette nuit-là, avec ce bruit-là, et ces flammes qui laissent voir des visages de fantômes épuisés et hagards. L’image visible du seul témoin est inscrite quelque part sur l’écran. Et c’est cela qui compte, la trace toujours singulière, jamais représentable de n’appartenir qu’à lui. Qui sommes-nous de cette vie mémorielle qui à la fois nous constitue et nous échappe ? De quoi, au final, portons-nous témoignage ? Que savons-nous de la douleur, sinon son inaptitude au partage, elle pourtant si commune ? Pourquoi la mémoire, et l’oubli qu’elle construit – non pour effacer la douleur, mais pour lui trouver sa place ? 
Puisque l’événement. Puisque ce vaste recouvrement du temps des hommes par la catastrophe. Et cet « après » quand même, ce « et cependant » à l’intérieur duquel il faut bien continuer à vivre. 
C’est de l’écart. De l’impossible raccord entre le temps de l’événement et le temps qui lui fait suite. Cette désynchronisation frappante : à l’image, rien que le morne ennui pavillonnaire des anciennes villes martyres que l’on a reconstruites, la plaine bosselée des anciens champs de carnage. Les cris fossiles qui furent là-jetés emplissent tout l’espace. Bocage normand : une route départementale où des véhicules passent avec une lenteur spectrale, des fils barbelés en limite de prés, un panneau indicateur portant le nom, fond blanc et cadre rouge, de l’agglomération, une église, une publicité pour le supermarché. Il y a dans ce vide comme une menace qui rôde. « A killer on the road ». Le son : énorme. Venu d’un autre temps. Les fracas de la guerre. Et comme crié par-dessus l’irrattrapable de la fosse commune, le commentaire de Grémillon dans un film des années 50. « Etat de Guerre », « Etat des Choses ». Fracturer le temps du son et le temps de l’image. Dans cette discordance des temps, il n’y a fondamentalement rien à voir. Et pourtant tout est là.
Déjà je notai, à propos de « La Guerre est proche » (2011) : primauté du son et de la musique (le film commence par l’absence d’image, juste le chant des cigales et le passage de rares véhicules le long d’une petite route ; assez cependant pour créer la conscience d’un espace présent), images au soleil rasant (ombres métaphysiques à la Chirico), déconstruction du sujet par vagues successives d’interrogation : qu’est-ce qu’on voit (des ruines) ; comment se fabriquent les ruines (discours de l’architecte) ; que sont ces ruines (celles d’un camp) ; qu’étaient ces camps (la trace indélébile de la permanence de la discrimination envers l’étranger : internement des Espagnols en 1940 ; camps de harkis des années 60 ; camps de rétention pour « sans papier » à partir de 1986, époque à partir de laquelle on ne nomme plus l’étranger que par son manque, son défaut au regard de l’administration).
Passage du temps. Traces. Et cet autre vestige que représente la parole des témoins, avec leur regard qui se perd quelque part dans l’indicible de leur propre passé. C’est le contraire d’une commémoration, le contraire d’un rituel de ressouvenance collective. Cette mise en présence « slashée », passé/présent, évacue le spectaculaire. Seulement l’inanité périurbaine et cette hantise logée là, au cœur ancien des paysages : bombardements, internements. Dans « Ce gigantesque retournement de la terre », les rares passants ont un pas alourdi par quelque insaisissable fatalité. Entre l’horreur des villes dévastées et la mitraille du bocage, les silhouettes du présent sont comme ralenties et muettes, ramenées aux proportions banales et répétitives de leur quotidien – et passent comme passent les fantômes de l’autre monde.
Après la guerre. Cet autre stratège qu’est l’artiste. Face à la catastrophe, la stratégie du montage. Rien de déminé dans les films de Claire Angelini. « Maintenir vives toutes les compréhensions », dit-elle. Comme des plaies qui ne se peuvent refermer.
Il y a du Mary Shelley chez Claire Angelini. Une savante conspiration frankensteinienne pour nous donner à voir de quoi est fait ce monstre qu’on nomme « notre réalité présente » : ce pêle-mêle de bruit et de fureur, ce paquet de temps et d’événements dont nous prenons parfois conscience comme la nuit à la faveur de fusées éclairantes. Arlequin couturé, patchwork fait de pièces disparates, tenues ensemble par la seule magie du montage cinématographique. Fil limitrophe entre la vie et la mort, le présent minuscule et l’Histoire, toujours grandiloquente, toujours démesurée. 
Le vrai se cache quelque part dans ce décrochage, cette désynchronisation, là où ça ne jointe pas, où le monde des événements et le monde des hommes ne sont pas raccords, par simple incompatibilité d’échelle. L’image est entièrement rapportée au voir par quelque chose qui ne relève pas de la vision. Paul Ricœur disait : «Il y a toujours dans le voir un non-voir et ainsi un non-vu qui le déterminent entièrement ». En cela les films de Claire Angelini, au-delà des traces et des témoins, lèvent le voile sur ce « monde flottant » que les artistes japonais appellent « Vide » et qui est l’intuition fugitive de ce chaos primordial qui s’insinue sans cesse entre nous et les choses, entre nous et nous-même, et que nous ne voyons pas ; l’intuition de cette étrangeté et de cette distance philosophique que seule la fréquentation continue du chaos dépose en nous comme la compréhension la plus haute et la part la plus vive. 

Gérard Larnac, novembre 2014.



Le travail de Claire Angelini 

Le travail de Claire Angelini ne cesse de poser problème. L’enjeu en est précisément là : fonder une forme non pas sur des postulats, des principes ou des règles, mais sur une série précise de problèmes. L’un se formule par exemple : qu’est-ce que là où nous marchons ? Un autre : de quoi est faite la langue que nous parlons ? Un autre : comment le mouvement de l’histoire nous traverse-t-il ?
L’erreur bien sûr serait de prendre ces problèmes séparément. On pourrait dire que le cinéma est de tous l’art le plus inapte à l’analyse, à la distinction franche et nette – ce qui ne signifie pas qu’il soit sans précision. Les œuvres de Claire Angelini prennent le monde – « l’ensemble de ce qui arrive », disait Wittgenstein – par blocs, et les problèmes y sont formulés de manière exacte pour autant qu’elles tiennent ensemble ce qui n’est pas séparable. Non pas seulement interroger le lieu, la parole ou l’histoire, mais leurs articulations, leurs agencements, et aussi le manque ou la perte de ces liens, l’effondrement de ces architectures. Ce ne sont pas des questions abstraites, mais des problèmes simples, concrets, des problèmes qui souvent concernent le cinéma. Par exemple : une frontière a-t-elle une existence dans la parole ? Marche-t-on de la même manière quand on marche sur les lieux de l’enfance ? Et si ces lieux ont été défaits par l’histoire ? Qu’est-ce qui fait la différence entre des ruines et des décombres ? Et un monument ? Ou un chantier ? Et qu’est-ce qu’un camp ? Et des barbelés, c’est là pour empêcher de sortir ou d’entrer ? Et peut-on voir et entendre en même temps ? Sinon, quel temps faut-il entre les deux : un temps à la mesure de nos corps, ou de l’histoire ? Ou du cinéma (s’il y en a un) ?





Peter Nestler avait jadis intitulé l’un de ses films Warum ist Krieg ?: Pourquoi y a-t-il la guerre ? C’est une question simple. Claire Angelini a intitulé l’un des siens La guerre est proche. Ce n’est plus une question, mais c’est encore un problème. Cette phrase pourtant simple elle aussi énonce et constitue un problème historique : celui du jour où elle devient possible, du moment où il faut la dire. Mais La guerre est proche n’est pas un film en costumes, comme Le Retour au pays de l’enfance n’est pas un western (quoique) : ils sont au contraire exactement contemporains, en ce qu’ils prennent acte de tout ce qui nous a été pris par la guerre, passée ou à venir : presque tout de notre langue, presque tout de ce que nous habitons, presque tout de nos enfances. C’est pourquoi parler plusieurs langues en même temps, marcher dans un pays qui est aujourd’hui un autre pays que celui de jadis, y articuler une parole, entendre les deux côtés d’un paysage qui se trouve porter une frontière, voir le mur de béton et la meurtrière encore au cœur de la forêt, explorant patiemment des bouts de murs fissurés, c’est poser simplement une série de problèmes, qui en viennent inévitablement à se retourner contre le spectateur.
Car c’est à nous finalement que les œuvres de Claire Angelini posent problème. Non pas parce qu’elles seraient « difficiles » : ces films, livres, photographies sont on ne peut plus simples – une voix contre un lieu, un corps contre un paysage, une parole contre un cadre, un parcours contre une durée. Non, elles nous posent problème pour d’autres raisons. D’abord parce que leur évidence même nous entraîne à des soupçons : et si tout ce qui était montré ici avait toujours été là ? Et s’il n’avait tenu qu’à nous – nous historique et politique, nous singulier et intime – de le voir et de l’entendre ? Ensuite sans doute parce qu’il est difficile de ne pas en vouloir à un art qui ne propose pas de solutions, qui ne semble pas même en chercher, mais s’attache plutôt (au contraire ?) à la complexité, à l’épaisseur, à la fertilité des problèmes eux-mêmes. 

Benoît Turquety, 2012





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