claire angelini – la guerre text
claire angelini – la guerre text
Ce film est conçu sur le principe de l’oratorio pour réinscrire dans un espace aujourd’hui défait, la présence politique de notre histoire. A l’encontre de l’édification d’un mémorial, il dresse une scène provisoire où la pensée mise en mouvement engage un travail de définition vivante des mémoires d’un lieu: nous sommes au présent d’un camp français, de ses restes déserts et détruits. Au dispositif narratif du film, à sa structure et à son point de vue, d’éclairer l’opacité de cet espace.
This film takes a look at the French concentration camp at Rivesaltes. It does not deal with the site of memory but rather memories of the site through the concrete and physical data visible on the ground perceived as a holed-out space mined by disappearance, in particular the buildings, which subsist as ruins. This film is less preoccupied with drawing lessons from history than fuelling the present with a history that, like a blinding mirror, is of the utmost concern. – Ardèche Images
France l 2011 I DV I Couleur I 80 minutes
Réalisation, image, montage : Claire Angelini
Son: Claire Angelini
Interprétation: l’Architecte (Boris Lehman), l’Espagnol (Antonio Cascarossa), la Harki (Marianne Bensalem), la Militante (Nicole Mathieu)
Langue:français
Production: Claire Angelini
Mention spéciale du prix du jury du film documentaire
Rendez-vous de l’Histoire de Blois
PROGRAMMATION
Cinéma du Réel compétition section contrechamp français
Centre Georges Pompidou, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris 2011.
Ecole d’architecture Paris la Villette 2011
Etats généraux du film documentaire Lussas 2011
Underdox Film Festival Munich 2011
Rendez-vous de l’Histoire de Blois, 2011
Cinéma l’Univers Mois du film documentaire Lille 2011
Semaine Asymétrique à la Compagnie Marseille 2011
Bayerische Architektenkammer Munich 2011
Hochschule für Film und Fernsehen, Munich 2012
Institut Jean Vigo, Perpignan 2012
10èmes Rencontres cinématographiques de Béjaia, Algérie
Cinemateca brasileira, Sao Paulo, 2012
FORUMDOC, Belo Horizonte 2012
Maison européenne de l’architecture, La collection d’Ana D., Strasbourg, 2013
ENSA Limoges 2014
Anti-atlas des frontières, La Compagnie lieu de création, Marseille, 2014
Fundaçao Casa de Rui Barbosa, Rio de Janeiro, Brésil
Rencontres cinématographiques au sommet, Fondation Boris Lehman, Verbier, Suisse, 2015
Rétrospective, Werkstattkino, Munich, 2016
Cinéma Le Kino, Villeneuve d’Ascq, France, EHESS, Les non-lieux de l’exil, 2016
Ciné-Bourse, Saint-Junien, 2017
Université de Montpellier 3, 2018
Centre d’art Tignous, Exposition Des migrations aux quartiers populaires, Montreuil, 2024.
Musée-mémorial de Rivewsaltes 2024
Collection du CNAP 2023
Distribution : CNAP et Claire Angelini
Publication et édition DVD : Chemins d’exil, chemins des camps images et représentations, éditions du Trabucaire et Institut Jean Vigo, Perpignan, 2015
FILM
LA GUERRE EST PROCHE
WAR IS LOOMING
ENGLISH
You hear the traffic, the cicadas. You think you can also hear the wind as you see the tall wind turbines turning, as if the smallest natural element could be used and mastered in this peaceful landscape marked by the hand of man. Little by little, La Guerre est proche will mark this southern countryside of today with the scars of History. By creating a tension between the landscape she films and the mostly off-screen words of texts or testimonies, Claire Angelini explores the archaeology of this place, which at first
sight seemed so ordinary, insignificant. The Rivesaltes camp, opened in 1938 and closed in 2007, has a heavy past, which the film uncovers in four parts : the architect, the Spaniard, the Harki and the activist. Through very precise work on the duration of her shots, on the process of remembering and the disconnect between what is said and what is shown, the film-maker restores the dimension of time to what today appears as lifeless matter,meaningless interlacings of rubble, tiles and wire. In a fascinating treatise on corrosion read on the images of the skeleton of a building, the architect describes the slow but sure destruction that, once the first drop of rain has penetrated a roof, is the inevitable fate of any abandoned building.
(Charlotte Garson, Cinéma du Réel 2011)
FRANÇAIS
CE film est consacré au camp de concentration français de Rivesaltes (Pyrénées Orientales), édifié en 1936, aujourd’hui nommé « camp militaire abandonné » sur les cartes de la région.
Ce film n’est pas consacré à un lieu de mémoire mais aux mémoires du lieu. Via les données concrètes et physiques du terrain, de ses bâtiments ruinés, La guerre est proche rencontre l’historicité du lieu en prenant la mesure de son actualité brûlante : la question des réfugiés, des camps de rétention, des « personnes déplacées ». Topographie de ville fantôme à laquelle des témoins donnent corps (quatre personnages prennent tour à tour la parole en une manière d’oratorio).
Il cherche moins à tirer les leçons de l’histoire qu’à mettre le présent en perspective.
RESUME Deutsch
Ein unrühmlicher Ort für die Unerwünschten: 1938 wurde das Camp de Rivesaltes
für die spanischen Franco-Flüchtlinge als Auffanglager benutzt, 1940 wurde es
NS-Konzentrationslager. Nach dem Weltkrieg war es Gefangenenlager für Wehrmachtssoldaten, und ab den 1960ern wurde es Internierungslager für die algerischen Harkis, die gegen die Unabhängigkeit Algeriens kämpften, in Frankreich aber unerwünscht waren. Ab den 1980er Jahren wurde Rivesaltes ein Lager für illegale Einwanderer, bis es 2007 endlich geschlossen wurde. Nicht als Ort der Ermahnung, sondern als Ort der Erinnerung betritt Angelini Rivesaltes. Sie lässt die Geschichte in umgekehrter Richtung ablaufen, vom Zerfall der Gebäude ihren Ausgang nehmend bis zurück zu den ersten Internierten. Gegen den Strich arbeitet Angelini gegen das Vergessen, und die zu Ruinen zerfallenden Gebäude werden zum Gleichnis für die Körper und Leben, die an diesem Ort zerbrochen sind. – Dunja Bialas
RIASSUNTO Italiano
Questo film è dedicato al campo di concentramento di Rivesaltes (vicino Perpignano) edificato nel 1936 e oggi pudicamente indicato sulle carte geografiche della regione come « campo militare » abbandonnato. Pure questo film non è dedicato a un luogo della memoria (fra poco il progetto di un memoriale farà sparire buona parte del campo), bensì alle memorie del luogo, mediante i dati concreti del terreno con i suoi fabbricati in rovina. La guerre est proche (La guerra è vicina/ War is looming) accoglie la storicità del luogo restituendone tutta la dimensione di stoccante realtà : la questione dei refugiati ivi incarcerati, quella dei campi di « retenzione amministrativa » e dei profughi. Una topografia da città-fantasma cui i testimoni danno corpo (quattro personaggi ci esprimono a vicenda come in una specie di oratorio musicale). La narrazione viene tutta impostata su di un vuoto, un pozzo di assenza, quella dei testimoni che vennero poi deportati più lontano, nei campi di sterminio, e rimangono presenti solo attraverso i discorsi altrui. Con la presenza insistente del vento e il fruscio sibilante delle pale eoliche tra il frinire delle cicale. Cieli torbidi, arbustri gracili.
Questo film non tanto cerca di trarre lezioni dalla storia, la quale funge da specchio accecante che in sommo grado lo rispecchia e coinvolge.
par Linda Ngita, Journal du Cinéma du Réel 2011
Pourquoi vous-êtes vous intéressée au camp de Rivesaltes ?
J’ai découvert ce lieu à l’occasion d’un colloque au quai Branly, qui s’intitulait «Montrer les violences de guerres». Il était organisé par une historienne et un anthropologue : Annette Becker et Octave Debary. Puis une invitée, Marianne Petit, a présenté ce lieu. J’ai alors découvert le camp de Rivesaltes, qui été un énorme camp dans le sud de la France. Il a eu une vie extrêmement longue, c’est ce qui est très frappant. Ce camp a ouvert vers 1938, on y a placé des Espagnols. Il a servi de lieu de regroupement de juifs raflés dans la zone sud et qui étaient ensuite déportés vers le nord. Des soldats allemands prisonniers y ont été placés à la fin de la guerre, puis des Harkis et des populations très diverses. En 1990, on a ouvert près de cet endroit un des premiers centres de rétention de France. Il a fonctionné jusqu’en 2007. Donc c’est un lieu qui témoigne d’une continuité dans l’enfermement de ceux qu’on appelle les «étrangers indésirables».
Pouvez-vous nous parler de l’importance du son dans votre film, et des personnes qui sont montrées, souvent de façon « partielle » (le haut du visage, des pieds, etc.), mais dont les voix sont très présentes dans le film?
J’ai travaillé seule sur le tournage et au montage de ce film. Et c’est vrai que je considère que le son est aussi important que l’image, parce que souvent dans le cinéma, c’est l’image qui prime. Or le son transmet autant que l’image. L’image inscrit quelque chose dans un cadre, et le son est le hors-champs de ce cadre. Dans mes films, je tiens beaucoup à m’occuper du son.
En ce qui concerne les personnages, je trouvais plus important de montrer le lieu, que de montrer les personnes. Leurs discours expriment quelque chose de ce lieu. Continuer de montrer leurs visages n’avait pas beaucoup d’intérêt pour moi. Je pense que la voix se charge d’une qualité particulière, une fois détachée du visage. Si je vous regarde, je m’attache à vous regarder, et finalement, est-ce que je n’oublie pas aussi quelque chose que vous êtes en train de me dire? Si vous n’êtes pas là, et bien j’entends le grain de votre voix, j’entends le rythme de votre voix, j’entends des tas de choses, parce que je n’ai pas votre visage. Il y a quand même quelque chose d’extraordinaire dans la voix, et en particulier dans celle de la femme harki. Cette femme est extrêmement blessée par l’histoire. Elle a vécu son passage au camp comme absolument traumatisant. Et bien ce traumatisme est présent dans sa voix : dans son bégaiement, dans sa difficulté à s’exprimer, il y a toute son histoire qui passe.
Au début du film, on entend une chanson : j’aimerais savoir quel en est le sujet, et pourquoi vous l’avez intégrée au film?
En fait, c’est une berceuse composée par une femme qui s’appelle Ilse Weber; elle a été assassinée à Auschwitz. Elle a composé cette musique quand elle était internée à Theresienstadt. Pour moi, cette musique fait partie des petites pierres qui sont posées dans le film. Elles parlent en creux de l’absence des seuls témoins qui ne peuvent pas témoigner, parce qu’ils ont été assassinés : les Juifs. C’est la raison pour laquelle j’ai pris cette chanson et parce que, justement, il est question d’un enfant et du fait que le monde ne s’intéresse pas au sort de cet enfant, comme le monde ne s’est pas intéressé au sort des enfants juifs internés, au sort des enfants Harkis…
En parlant de cette berceuse, vous me faites penser à l’Espagnol qui évoque cet enfant mangé par les rats, mais aussi au texte lu par un enfant dans le film…
Oui, il y a ce fil rouge de l’enfant : il y a ce bébé qui n’a pas survécu, parce qu’il avait été mordu par les rats, et ce bébé dont le spectateur suppose qu’il est peut être celui de cette Harkie ; mais elle parle aussi d’elle-même lorsqu’elle était bébé... La lecture du texte rejoint absolument cette thématique et le fait que c’est encore une petite pierre qui parle de l’absence. C’est un extrait du Dernier jour d’un condamné à mort de Victor Hugo. Et pour moi, c’est une évocation du trou noir de la mort, puisque le condamné parle et imagine comment ce sera après sa mort. C’est un paradoxe de faire lire ce texte là à un enfant, mais je trouvais ça important.
Avez-vous écrit le texte que cet architecte lit dans la première partie du film ?
Oui, c’est un processus de travail où j’ai collaboré avec différents architectes, en leurs montrant une série d’images de cette ruine. Et à partir d'entretiens avec eux, j’ai écrit ce texte qui est fondé sur une analyse architecturale.
L’architecture tient une place importante dans votre travail : peut-on dire que vous racontez l’histoire des hommes au travers des bâtiments ?
Je ne sais pas si on peut dire que c’est l’architecture qui est la plus importante dans l’ensemble de mon travail, mais plutôt les territoires marqués par l’histoire. Et cette histoire passe aussi par l’espace bâti. En l’occurrence, les baraques, c’est le plus bas degré de l’architecture. Ces baraques ont été construites pour des militaires. Ce sont des bâtiments en dur et c’est aussi la raison pour laquelle ce lieu a subsisté,
à l’inverse d’autres lieux qui étaient très importants dans le sud de la France, des camps d’internement effroyables, comme le camp du Vernet. Dans ces camps, les baraques étaient en bois, et les gens y sont morts à cause de la dureté des conditions de vie. Rivesaltes est un lieu aujourd’hui en ruines. J’ai travaillé avec des architectes - Laurent Lehmann, en particulier - pour essayer de comprendre le processus de la ruine, ce qui fait qu’un espace bâti donné devient ce qu’il est dans le film, c’est-à-dire des lambeaux de quelque chose. Dans ces lambeaux, des gens ont vécu, souffert, patienté, durant des années. Donc effectivement, il y a un déplacement de l’architecture à la question humaine, et c’est ça qui est un des cœurs du film, parce que je me suis inspirée du lieu, de sa matérialité, non des questions mémorielles. L’état de ruines s’explique aussi par l’âpreté des éléments : le vent, le soleil, la pluie, le froid, le chaud. Tous ces éléments, les gens qui ont été internés les ont subis. La violence faite à l’espace a été une violence faite aux hommes, c’est pour ça que l’architecture m’intéressait.
L’architecte dit cette phrase : « si la main de l’homme n’est pas là pour entraver le processus de destruction à l’œuvre, l’eau qui pénètre désormais facilement va attaquer le côté le plus fragile…». Pensez vous que le fait de ne pas restaurer les bâtiments est une façon d’oublier, donc de détruire la mémoire des hommes, des femmes et des enfants qui ont vécu dans ce lieu?
C’est une question qui concerne la conservation mémorielle des lieux. Par exemple, pour ce qui est de Rivesaltes, d’après ce que j’ai entendu, ils veulent maintenir en l’état les baraques. Comme dans tout lieu de mémoire, il s’agit de « ne pas restaurer », mais de « conserver ».
Présentation, Cinéma du Réel 2011
par Charlotte Garson
On entend les voitures, les cigales. On croit aussi entendre le vent, car on voit de grandes éoliennes tourner, comme si le moindre élément naturel était utilisable, maîtrisable dans ce paysage harmonieux marqué par la main de l’homme. Peu à peu, dans cette campagne méridionale d’aujourd’hui, La Guerre est proche va inscrire les stigmates de l’Histoire. En mettant en tension le paysage qu’elle filme et les paroles souvent off – textes ou témoignages –, Claire Angelini fait l’archéologie de ce lieu qui nous a d’abord paru banal, anodin. Le camp de Rivesaltes, ouvert en 1938 et fermé
en 2007, a un lourd passif dont le film fait l’archéologie, en quatre parties : l’architecte, l’Espagnol, la Harki, la militante. En travaillant très précisément la durée de ses plans, le processus de remémoration et la disjonction entre ce qui est dit et montré, la cinéaste réinscrit de la temporalité dans ce qui semble aujourd’hui matière inerte, entrelacs insensé de gravats, de tuiles et de fil de fer. Dans un passionnant traité de la corrosion entendu sur les images du squelette d’un bâtiment, l’architecte décrit la destruction lente mais certaine qui, une fois la première goutte de pluie insinuée dans une toiture, attend inexorablement tout bâtiment abandonné. Les éoliennes du début avaient donc valeur de programme, rendant visible le vent, pas si maîtrisable après tout. Et de fait, la ruine était dans les gènes de l’édifice : pourquoi un lieu utilisé tout au long du vingtième siècle pour enfermer les populations ne connaîtrait-il pas enfin lui-même un destin tragique ?
Charlotte Garson, Cinéma du Réel 2011
Topographie et fantômes
par Rémi Néri
Dans la Guerre est proche Claire Angelini filme les ruines d’un camp militaire créé en 1938 non loin de Perpignan (baptisé du nom du maréchal Joffre). Rapidement dévolu à l’accueil des Républicains espagnols fuyant les bombardements et la répression fascistes, il voit, au moment de la déclaration de guerre, les antifascistes allemands, devenus suspects car allemands, être internés à leur tour. Dès l’instauration du régime de Vichy ce sont les Juifs étrangers puis français quand la zone Sud est abolie. En 1943 le camp devient centre de regroupement d’où l’on fait partir des convois ferroviaires vers Drancy puis les camps d’extermination. A la Libération, on y emprisonne des soldats allemands ; après 1954 c’est le tour des nationalistes algériens auxquels succèdent, après l’Indépendance, les Harkis. Puis ce seront les « sans-papiers », les travailleurs marocains venus, via l’Espagne, pour les vendanges ou la récolte des fruits et qu’on arrête et expulse, ceux qui fuient des pays en guerre, ceux qui veulent trouver refuge et travail en Europe. Cette permanence de fonction sur près de 70 ans fait de ce lieu un cas particulier qui impose de commencer par regarder et écouter : des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants hantent ces ruines. Le film, sous-titré « oratorio », a quatre parties, plusieurs « voix », plusieurs niveaux aussi. Le premier est topographique : nous sommes à quelques kilomètres de Rivesaltes, non loin des Pyrénées qu’on voit au loin ; sur plusieurs hectares, ce sont des alignements de baraques en briques aux toits souvent effondrés, les murs parfois, où les ronces et l’herbe ont repoussé parfois jusqu’à l’intérieur, ce sont ces édicules surélevés, les tinettes collectives, ce sont les portiques d’entrée, dérisoires « arc de triomphe », les barbelés, quelques objets. Le film déroule le panorama de ce paysage urbain particulier et un texte de commentaire, qui est une parole d’architecte, appréhende ces bâtisses d’un point de vue d’abord technique, explique comment elles ont pu se dégrader avant d’en soupçonner l’usage. Le second niveau est précisément celui des « usagers » : un Espagnol qui avait entre 13 et 16 ans de 1939 à 1943, une Harki, née là après 1962. Tous deux évoquent leur vie dans le camp. La survie plutôt dans le cas du jeune Espagnol (venu d’Aragon) : comment on chaparde un peu de soupe, comment on mesure les quelques grammes de pain concédé à chacun. La Harki est, elle, hantée par le lieu, elle « voit » revenir, dans son sommeil, les disparus, elle pense vivre sur un charnier (et de fait il est des « usagers » qui ne peuvent avoir la parole car ils furent exterminés, ce sont les Juifs). Car ces ruines sont peuplées de fantômes : un cinéaste du « muet » aurait peut-être, en surimpression, fait défiler les malheureux parmi les pierres et les gravats (comme Gance dans J’Accuse). Jacqueline Veuve, qui fit le portrait d’une infirmière de la Croix rouge suisse ayant passé plus d’une année là-bas pour y secourir les enfants, montrait des photos, des documents, interviewait la vieille dame. Ici on n’a affaire qu’au présent (les ruines) et le passé, les passés lentement instillent les lieux : par la parole des « témoins », par les associations que l’on peut faire entre ce qu’on voit et entend (non seulement les mots, mais le crissement des cigales, le souffle du vent : d’ailleurs, surmontant le camp abandonné, une quinzaine d’éoliennes s’élèvent et font siffler leurs hélices). La force du film tient justement à ce retrait : ne pas illustrer, montrer ce qui n’est plus mais de ce fait même décupler la portée des mots, des bruits, des objets, des éléments qui nous demeurent opaques et trop « parlants » à la fois. La dernière « voix » est celle d’une militante d’une association d’aide aux réfugiés : elle nous rapproche dangereusement du moment présent puisqu’on est dans les années 1990 et la suite… Dehors le ministre de l’Intérieur français stigmatise les « indésirables étrangers » dans les termes mêmes qu’employait son prédécesseur en 1938 sous le gouvernement Daladier : le texte des décrets défile maintenant sur l’écran.
Rémi Néri, Gauchhebdo, Genève, 13 mai 2011
Récits de ruines
par Muriel Bucher
(...) Dans sa première partie, La guerre est proche expose des ruines à l’identité incertaine. Par une série de longs plans fixes, le film nous installe dans un paysage énigmatique: murs délabrés, débris, édifices éventrés, amas de tuiles, colonnes trouées. La durée des plans nous invite à creuser l’image, à sonder les moindres recoins. Le film s’éprouve d’abord comme expérience de la ruine. La voix-off d’un „architecte“, portée par le chant lancinant des cigales, décrit minutieusement le processus de désagrégation des édifices en béton. Quant à l’identité du lieu que l’on fouille avec tant d’insistance, le mystère reste entier.
Il y a bien quelques indices qui jalonnent la première moité du film. Mais le récit de La guerre est proche progresse à rebours: il faudra attendre le dernier plan, qui nous donne à lire le décret du 12 novembre 1938, „relatif à la situation et à la police des étrangers“, pour appréhender l’acte fondateur de lieux tels que Rivesaltes.
L’interrogation autour de la mémoire, au coeur du film, prend donc racine dans la matérialité du lieu. Le premier personnage, „l’architecte“, décrit scrupuleusement la mécanique implacable du long processus qui a ravagé les édifices: „tout bâtiment est fait pour résister à cette agression. Mais en réalité, chacun de ses éléments constitutifs est un point de fragilité“. Une poétique du délabrement se met en place au fil de la description: l’eau et le vent s’infiltrent, les végétaux les plus fragiles „finissent par créer des forces extrêmement puissantes capables de déliter“ le béton et les armatures en fer.
En creux, ce récit d’une ruine donne à voir quelque chose d’une disparition. Dans cette plaine désertique écrasée par le soleil et balayée par le vent, la violence des éléments, qui a mené ces bâtiments à la ruine, fait écho aux difficiles conditions de vie des populations qui y ont séjourné. La ruine évoque un autre délabrement, celui des corps, provoqué non seulement par le climat, mais plus encore par les maladies dues au manque d’hygiène, parfois à la sous-nutrition.
Ce n’est qu’à la fin du discours de l’architecte que l’on atteint au coeur de l’énigme. „Je pense souvent“, nous dit-il, „qu’il y a dans la trame de l’espace, le souvenir permanent de tout ce qui s’y est produit, comme une chose à laquelle les hommes ont accès de façon fugace“. Si le lieu est bien porteur d’une mémoire, „cette mémoire-là a-t-elle un sens en dehors des hommes?“
Trois témoignages nous donnent alors un nouvel éclairage sur le paysage délabré exploré avec tant de minutie: un Espagnol interné là pendant la guerre, une Harkie qui y a passé une partie de son enfance, et enfin une militante impliquée auprès des sans papiers, restituent par bribes l’histoire de ce lieu. Les visages des interviewvés sont absents et l’ancien camp occupe obstinément l’image. Certains plans de la première partie du film-un édifice béant, plongé dans la pénombre, un enfant dormant paisiblement-ressurgissent. Mais les témoignages donnent aux images un sens nouveau: il ne s’agit plus simplement de formes énigmatiques soumises au délitement, mais de représentations porteuses d’une histoire et d’une mémoire douloureuses. Dans cette métamorphose, le sens advient comme à tâtons. Le spectateur a le temps de s’interroger sur le sens des images. Il se laisse absorber par la fascination muette de la ruine, le „gouffre hideux“ qu’évoque la voix d’un petit garçon au début du film, lisant un passage du Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo. L’horreur, sous la tranquillité du paysage, affleure doucement.
Muriel Bucher, Hors-Champs, Lussas, 2011
Paul-Emmanuel Odin
Dans La guerre est proche, nous avons été bouleversé par l'analyse chirurgicale de la détérioration physique du camp de Rivesaltes, poussée jusqu'à la folie des détails qui font des murs de ce camp une peau semblable à notre chair. Claire Angelini avait également introduit dans ce film cette voix de la jeune Harki : voix traversée par une blessure et qui émet une parole désarticulée, au bord de l'inintelligible, une voix marquée dans sa chair d'un traumatisme de l'histoire, une voix que toute volonté de sens clair et distinct aurait supprimé du montage, mais qui ici, est double témoignage, témoignage de ce qu'elle dit (sa parole fragmentaire), témoignage de l'histoire inscrite dans son corps (sa voix). C'est dire comment l'écoute du monde passe par une subjectivation extrême qui n'entend pas, dans l'art, discriminer une seconde fois ceux qui sont déjà poussés dans l'ombre de l'histoire.
Paul-Emmanuel Odin, La Compagnie, Marseille
Le dispositif La guerre est proche
par Marion Pasquier
La guerre est proche (présenté au Réel cette année), de la plasticienne française Claire Angelini qui l’a tourné, monté et produit seule, est une proposition de cinéma étonnante. Dans des plans fixes qui durent, elle nous montre les ruines du camp de Rivesaltes, un très grand camp situé dans le sud de la France et qui fut opérant de 1938 à 1997, peuplé successivement d’Espagnols, de juifs, de soldats allemands, de harkis... Un lieu garant d’une mémoire d’enfermement. Sur ces images, quatre personnes s’expriment l’une après l’autre, dans les quatre parties qui composent le film présenté comme un oratorio.
La première (la plus longue) est la plus intrigante, la plus forte. C’est par les propos d’un architecte (dont le texte, lu par Boris Lehman, résulte d’une réécriture effectuée par la cinéaste après avoir recueilli la parole de divers architectes) que nous faisons connaissance avec ce qui reste du camp. Pendant un long moment, il nous explique techniquement le processus de la ruine. La parole, dont nous suivons d’abord le sens, devient parfois une musique par laquelle on se laisse bercer sans plus chercher à la comprendre, avant de revenir nous raccrocher au cœur de ce qu’elle nous raconte. Parce que nous savons que les pierres que l’on voit constituaient un camp, nous faisons de nous-mêmes le lien entre la ruine du matériau et celle des vies humaines. C’est toute la force et l’originalité du film d’approcher les êtres par la matière, de parler de l’Histoire en expliquant l’architecture. En cela, le film aurait pu s’en tenir à cette première partie, déjà bien assez forte. Les trois suivantes n’en sont pas moins fort légitimes.
À l’impersonnalité de la parole de l’architecte succèdent des premières personnes du singulier : un Espagnol, puis une harki, racontent leur passage dans le camp. Nous n’apercevons d’eux que furtivement de rares fragments de corps – à l’exception d’un plan sur le visage de la harki. C’est par leur seule voix qu’ils existent et cela rend prégnante la matérialité de cette dernière. Le bégaiement de la harki, sa difficulté à parler distinctement, racontent à eux seuls le traumatisme qu’elle a subi dans le camp. Accompagnées par ces récits, les pierres de l’image deviennent des fragments de scènes, d’histoires, que nous recomposons en imagination. C’est ainsi par les images mentales que l’enfermement nous est représenté. Le son, c’est aussi celui généré par les éoliennes entourant le camp, au rythme lancinant, qui peut renvoyer à l’angoisse due à l’emprisonnement. Et celui des cigales qui, accompagnant la verdure de la campagne et le ciel bleu immaculé, nous donnent aussi une impression de paix qui contraste avec ce qui est narré.
Riches sont ainsi les sensations que le dispositif de La guerre est proche déploie. Et riche est le voyage spatio-temporel auquel il nous convie, à travers l’espace ouvert perçu et l’espace claustrophobe raconté, le temps présent de l’image et le passé qu’il convoque. Dans la dernière partie, nous revenons à une approche moins personnelle de Rivesaltes, puisque c’est une « militante », qui n’y a pas vécu, qui raconte les camps de rétention contemporains. Le film se clôt sur l’inscription à l’écran d’une loi datant de 1938 et disant la nécessité de rejeter certains migrants indésirables et nuisibles. Ainsi le voyage dans le temps s’achève-t-il sur notre effrayante actualité, ainsi la guerre est-elle proche.
Marion Pasquier, Critikat juin 2012
Bâtir une ruine
pour La collection d’Ana D., Editions Dérives TV.
(Extrait)
L’entrelacement des réseaux, le trafic des voitures et camions, l’usage bruyant des diverses voies d’acheminement ouvrent le film de Claire Angelini tourné en 2011, La guerre est proche. De ces liaisons routières, nous ne saurons rien. Car de fait, le transport des marchandises et des hommes se poursuit dans un vacarme palpable mais lointain. Sans doute s’agit-il d’un maillage reliant villes et villages, traversant des pays, rapprochant des personnes, bref, établissant les connexions nécessaires à la vie, au commerce, aux loisirs ou aux urgences. Alentour, les véhicules circulent, et nous laissent au sud de tout, devant quelques collines grises, des silhouettes, une terre sèche et poussiéreuse, des herbes rases puis des buissons, des arbustes. Pays de petites montagnes et de plaines vides, paysage de traversées, irrigué de passages et de circulations ininterrompues.(…)
Texte intégral publié sur le site de Dérives TV.