claire angelini – empreinte

 

La terre était très loin, au-delà de cette mer de nuages ignobles, de flocons de poussière et de cheveux déjà refermés sur eux, déjà rouverte; à cent mètres sous l'avion jaillit de ses derniers lambeaux un paysage de plombagine, des éclats noirs de collines dures autour d'un lac blafard qui se ramifiait en tentacules dans la vallée, et qui reflétait avec un étrange calme géologique le ciel bas et blême.

(...) A demi assommé, l'appareil se traînait sous l'orage, à 50 mètres des crêtes, puis au-dessus de vignes violettes et du lac moins calme qu'il ne le semblait d'abord: au large grain de peau de la surface de l'eau, on devinait les courtes vagues d'un vent rasant (...) L'avion dépassait l'autre rive, et ce qu'il y avait de sacré dans l'homme, l'assaut contre la terre, monta soudain vers Kassner des champs et des routes, des usines et des fermes aplaties par la hauteur, des rivières ramifiées en veines sur le grand écorché des plaines retrouvées. De seconde en seconde entre les nuages les plus bas apparaissait et disparaissait tout l'opiniâtre monde des hommes; le combat contre la terre, inépuisablement nourrie des morts et qui de minute en minute se plombait davantage, parlait à Kassner d'un accent aussi sourdement souverain que celui du cyclone rejeté en arrière; et la volonté des siens acharnés là-bas, au-delà des Carpates, à son asservissement, montait vers les derniers reflets roux du ciel avec la même voix sacrée que l'immensité – que le rythme même de la vie et de la mort.


André Malraux

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