claire angelini –drancy/install

 

LISIÈRES, UN LIVRE EN BANDES ORGANISÉES

Ce livre-film déploie sous une forme topographique en 10 séquences de dimensions variables – les plus longues allant jusqu’à 3m – un ensemble de terrains ici fragmentaires devenus un nouveau récit sur papier à partir de photogrammes, de séries photographiques et d’ensembles de dessins préexistants revisités pour la circonstance. Par le montage s’affirme  un «paysage-histoire», entendu comme la conjonction entre des territoires, des terrains et un terreau géographique travaillé de failles et de traces où s’est inscrite l’histoire humaine. Ce nouvel agencement  induit une autre lecture des lieux, tandis que le rapprochement physique des images par le montage propose un récit politique de l’histoire.






FICHE TECHNIQUE


Livre-film, 2017.

Impressions jet d’encre sur Hahnemüle photo rag 308 gr.

Dimensions variables 30 x circa 60 m

Courtesy de l’artiste.


PRÉSENTATION


Exposition Livres uniks 2, Topographie de l’art, 2017.




VOIR PAYSAGE HISTOIRE


 

DES LIVRES-FILMS


Le cinéma qui est en train de naître se rapprochera beaucoup plus du livre que du spectacle, sa langue sera celle de l'essai, poétique, dramatique, dialectique tout à la fois. Il faut se persuader en effet que les conditions actuelles de l'exploitation de la vision cinématographique se sont pas forcément définitives. Il n'y a aucune raison de croire que le cinéma sera toujours un spectacle.

Alexandre Astruc, La Nef, 1948


Des travaux photographiques, graphiques et cinématographiques liés à des territoires, des espaces géographiques et en même temps saturés de couches mémorielles sous forme de traces, restes, mais aussi béances, formant autant de récits conjuguant les pratiques de l’arpenteur, de l’archéologue et de l’historien m’ont conduite à la forme inter-médiale du livre-film. Nouvel objet ou reviviscence d’une forme qu’ont pu imaginer et mettre en œuvre Cendrars et Sonia Delaunay, Cendrars et Léger quand le cinéma interrogea rudement tant la poésie que la peinture de ses sommations instantanéistes ou de mobilité généralisée? C’est pourtant moins dans cette perspective  que  nous voulons nous situer aujourd'hui, qu’à partir d’un paradoxe dont est porteur le film dans sa nature technique de mouvement intermittent – alternant fixe et animé – dans l’enroulement de la bobine sur elle-même ou de cette surface de wunderblock qu’est l’écran où les images s’inscrivent sur d’autres à peine effacées, restant latentes. Ces images que l’on voit quand on ferme les yeux après avoir perçu les choses du monde selon l a  théorie de la vision de Ladysław Strzemiński.


Des livres-films

Paysage-histoire, mais aussi La Muette plis et déplis avant lui, sont des objets matériels (des livres) en même temps que des récits qui entrecroisent (et entrechoquent) des moments singuliers d'espaces-temps. Dans la première proposition attachée à un lieu unique, une cité d'habitations, dite la Muette, à Drancy en France cet espace-temps est apparemment homogène  : il convoque en concomitance dans son montage deux temporalités et, partant, deux temps historiques différents (le temps passé du camp et le temps actuel/présent de la cité) tout en jouant parallèlement sur la relation/tension entre la photographie et le dessin. Avec Lisières, un livre en bandes organisées, le montage assume délibérément une hétérogénéité des lieux convoqués, des temps historiques, voire des supports, mais relie les images par le biais de consonances visuelles qui sont autant d'échos d'histoire.

Dans les deux cas c'est à la fois l'opération de montage – par la mise en mouvement des images au sein de chacune des pages, par un travail de relations dynamiques entre elles déployé sur l'ensemble du livre, par l'espace qui se crée par ce fait – celui induit par le lecteur dans l'action de tourner les pages au fur et à mesure – et par la spatialisation de sa forme exposable dans un lieu réel et concret (pour le spectateur de l'espace de monstration) – qui constituent par analogie l'objet en livre-film.


Le livre comme film

Si La muette plis et déplis s'attache à la confrontation de fragments d'archives re-photographiées, d'un ensemble photographique systématisant l'approche visuelle d'un lieu architectural – vaste complexe d'habitations – et de dessins analysant le lieu et les montages d'images dans un même mouvement, Lisières, un livre en bandes organisées convoque d'abord littéralement le cinéma, en ce qu'un certain nombre de photogrammes – somme d'immobilités successives et entrechoquées, superposées, produisant un mouvement mental chez le spectateur  – tirés de divers films y sont remis en circulation pour rejouer sur un autre mode ce qui en fait la substance.

Les supports divers de ces films apparaissent dans l'objet-livre et sont partie prenante de sa matérialité. Ils s'affrontent à la finesse des images photographiques 6 x 6 ou des diapositives noir et blanc 24 x 36 : comme surface légèrement floue du support DV, comme esthétique lissée du HD, ou a contrario comme grain éclaté du S8, accentué par sa numérisation.


Mais c'est surtout parce qu'ils se proposent l'un et l'autre comme s’étant approprié certaines des figures filmiques au sein d'un montage, que Lisières, un livre en bandes organisées et La muette plis et déplis peuvent se revendiquer comme des livres-films : gros plans, raccourcis, ellipses, champ et contrechamp, reprises, plans larges ou rapprochés d'objets, lieux et architecture autour desquels le spectateur-lecteur est convié à «  tourner  », etc., concourent au mouvement au sein du livre-film, quand ils ne l'instituent pas tout simplement, et c'est ce rythme, par l'opération du montage, qui, comme dans un film en bonne et due forme, entraîne le spectateur à passer d'une séquence à une autre, au fil des alternances entre les plans généraux et rapprochés, les oppositions ou les reprises de motifs. Plus précisément, le montage cut qui instaure ruptures et dynamiques, permet de sauter d'une échelle à une autre au fil des plans-images, tandis que les raccords de plan à plan s'opèrent par prolongement de la structure interne de chaque image ou par opposition à celle-ci. Cette organisation esthétique par contamination formelle d'une image à l'autre se retrouve aussi dans l'ensemble du livre-film, les agrégations d'images formant à leur tour des ensembles de formes reprises plus loin, comme autant de sauts dans le temps et l'espace. Les pages-mouvements en entraînent d'autres, ce qui crée un effet réel de simultanéité et concourt à la dynamique visuelle de l'ensemble.


La place du texte

Dans Lisières, un livre en bandes organisées, livre-film muet par définition, le texte n'a pas la qualité visuelle d’un intertitre de cinéma. Dissocié du montage visuel, voire même, si l'on considère sa forme objet, de sa matérialité – puisque le texte se propose alors comme un espace dissocié dont le spectateur-lecteur fera un usage comme bon lui semblera (parallèlement à la visite, à côté de celle-ci, après, ou pas du tout) – il engage sur son mode propre – littéraire – ce qui est en jeu dans les images. Sa fonction n'est pas ici de fournir une explication au montage (où sommes-nous ? que voyons-nous ?) – cette narration factuelle assumée quant à elle par les légendes – mais bien pour éveiller, à part égale avec le montage visuel mais décalé de celui-ci, des images mentales et des associations libres. Néanmoins, dans la relation qui se noue forcément entre les deux, la narrativité du texte donne une unité à ce qui, dans le montage, pourrait éventuellement apparaître comme trop fragmentaire ou obscur, tandis que le caractère lacunaire et heurté du montage visuel – sa part assumée d'opacité – renvoie ici aux possibilités offertes par le texte de déployer à son tour ses propres images.

Récit engendrant un deuxième niveau de lecture, le texte peut être envisagé, dans l'espace de Lisières, un livre en bandes organisées constitué en film comme sa bande sonore possible.


Spatialités

La valeur d'exposition comme une projection d'un type nouveau

Dans leur forme «  exposition  », Lisières, un livre en bandes organisées et La muette plis et déplis confrontent le spectateur-lecteur-arpenteur à un film qui est un livre mais aussi une installation c'est-à-dire une proposition plastique matérielle (poids, volume, profondeur) qui se déploie dans l'espace.

C'est d’abord la juxtaposition des fragments dans le montage qui ressortit au modèle de l'exposition dans la mesure où, tout comme un visiteur tisse ses propres liens entre les moments de l'exposition par le biais d'une remémoration subjective, le spectateur est convié à lancer des ponts entre les éléments proposés dans le livre-film pour (r)établir sa propre continuité narrative.


Ici, le livre-film est un objet total qui offre à la fois la successivité des plans au sein du montage-mouvement, et la possibilité pour le spectateur d'une appréhension globale – ou qui pourrait quasiment l'être – de la totalité de l'objet déployé.

En réalité, le livre-film est là encore une forme déplacée d'expérience filmique : comme un film qui s'exposerait à la fois sur une longueur de bobine mais tout de même en raccourci parce que réduit à l'unité du photogramme, le montage proposé met en rapport chaque unité – le photogramme, vrai ou faux – tandis que le spectateur est convié à considérer (presque) d'un seul regard et via le mouvement de son corps, la somme des plans, des constellations, des lieux, des points de vues.


Un film comme espace

Ces deux objets-films de papier, se proposent à la fois comme dispositifs de représentation et objets d'exposition.

Le dispositif offert par l'objet induit le mouvement du spectateur, invité à tourner les pages autant qu'à se promener autour de l'objet-livre spatialisé, ouvert, verticalisé, étiré (de 30, 40, ou 50 mètres). Par là il suppose un mouvement du corps et un temps donné pour le parcourir. Exposé dans l'espace, cet objet est donc aussi une promenade. C'est au spectateur d'induire lui-même le mouvement qui lui permettra de voir le film, son corps assumant le rôle de la machine de projection. Mais à la différence du projecteur contemporain motorisé, il n'y a pas ici de tempo pré-défini pour cette expérience filmique : chaque spectateur développe son propre rapport au temps, et le caractère d'exposition simultanée des pages invitant au parcours permet de constantes reprises, des arrêts éventuels et de multiples retours en arrière. Comme le projectionniste des premiers temps du cinéma imprimant à la manivelle qu’il tournait le rythme qui lui paraissait approprié, s’arrêtant ou revenant en arrière pour obtenir certains effets de réversion.


Film et démocratie

La spatialisation de l'œuvre induit une série de questions pratiques liées à la réalité concrète de l'objet et de l'espace. Exposer Paysage-Histoire ou La Muette plis et déplis c’est d'abord et pratiquement le transporter. Le livre-film devient alors une sorte d'art-en-valise, qui fait écho aux modes de déplacement et stockage des bobines du cinéma 35mm ou aux boîtes-en-valise duchampiennes (même si  la dimension réinterprétative de Lisières, un livre en bandes organisées excède bien sûr largement son appréhension comme "résumé", qui n'en est qu'un des aspects).

Mais parce qu'il est plastique, ductile, souple (des pages pliées à ouvrir ou des bandes-images à disposer debout sur un support) c'est-à-dire susceptible d'une ampleur plus ou moins grande selon le degré d'écartement des pages (La Muette plis et déplis), ou d'une possible recombinaison de ses modules (Lisières, un livre en bandes organisées) en fonction des caractéristiques spatiales propres à l'endroit qui l'accueille, le livre-film est susceptible de variations interprétatives dans sa réception selon les conditions d'exposition chaque fois différentes dans chaque nouvel espace. Une fois encore l'analogie avec le cinéma s'impose, à l'instar de la projection, souvent tributaire elle aussi des caractéristiques techniques propres à chaque salle via la qualité du projecteur et du dispositif de restitution sonore.

Surtout, cet objet qui existe dans l'espace et s'y projette comme un déploiement sensible convoque le spectateur à agir.

D'abord, s'il veut prendre la mesure de l'objet, il lui faut marcher autour, se confronter à la fois à l'espace physique que l'œuvre occupe mais aussi à celui qu'elle instaure dans et à partir d'elle. Ce travail du corps est le premier réquisit de l'œuvre elle-même.

Ensuite le montage proposé lui demande d’associer, de mettre en relation les éléments entre eux, il l’invite à chercher les légendes pour prolonger ou orienter ce qu'il a cru comprendre ou percevoir. Comme dans le film-essai, se développe la recherche d'une forme spécifique, réflexive, attachée autant à la visualité de son objet qu'au sujet, son analyse, et l'exposition de ses constituants matériels, soucieuse de l'Histoire plutôt que d'une histoire.

La dimension artisanale de l'objet (presque) unique le différencie cependant radicalement du film – malgré une proximité avec le cinéma expérimental ou le cinéma à copie unique, mais cet élitisme de l'objet peut être ici contrebalancé par son exposition dans tous les lieux possibles, et, bien sûr aussi, son achat par une collection publique. Par ailleurs l'objet-à-voir-dans-une-galerie ou un espace d'exposition a son double démocratique dans la forme livre, plus petite, mais pouvant circuler dans le circuit des librairies et partant, des bibliothèques.

Ici le livre-film rejoint son double fantasmatique, le cinéma, en tant qu'il apparaît comme une proposition esthétique potentiellement destinée à tous.


histoire

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DÉTAILS DU MONTAGE

INSTALLATION

Lisières, détails de l’exposition, Espace Topographie de l’art, 2017.

Photographies courtesy Catherine Rebois.